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The Tallest Man On Earth - The Wild Hunt

jeudi 6 mai 2010, par Laurent

"Un griot qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle"


On oublie parfois, parce qu’il est des choses qui perdent à s’intellectualiser inutilement, que derrière le mot ’folk’ il y a ’folklore’. Héritière d’une tradition populaire séculaire, la musique folk perpétue de génération en génération la transmission d’un storytelling qui a pu revêtir diverses formes au fil des ans : relais culturel, chant protestataire ou, simplement, béance du cœur solitaire. Comme l’a écrit Etienne Bours dans le recommandable ’Le sens du son’, les critères figés qui prétendent fixer l’authenticité de ces musiques – constances dans la forme comme dans les moyens de production – ne doivent pas faire oublier que toute culture évolue et que les générations ultérieures ont à se réapproprier leur passé.

Fidèle à son sens de l’intimité endogame, l’Afrique continue d’élire pieusement ses griots selon le lignage ancestral. L’Occident libéral, pour sa part, a sans doute laissé s’étioler la notion de folklore en l’aseptisant, la réduisant au statut d’exception culturelle et, souvent, d’attraction touristique. Mais cependant qu’elle vidait quelque peu les folklores locaux de leur substance, la mondialisation a peut-être eu pour autre effet de déraciner certains héritages – la chanson nord-américaine notamment – pour les enfoncer dans un nouveau terreau sans frontières. On s’étonnera donc peu, aujourd’hui, que les hérauts de ce patrimoine puissent être sujets britanniques (Laura Marling), belges (The Bony King of Nowhere), japonais (Haruko) ou, en l’occurrence, suédois.

L’ancrage de Jens Kristian Mattson dans la filiation d’un Bob Dylan – avec qui son organe nasillard lui vaut d’incessantes mais légitimes comparaisons – tient sans doute moins à sa fascination avouée pour l’œuvre du Zim qu’à une réappropriation, à l’échelle globale, de ses codes et ses valeurs. Si "The Wild Hunt" chasse dès lors sur un terrain plus balisé que réellement sauvage, ce n’est pas pour faire du neuf avec du vieux mais bien pour s’inscrire dans une lignée, à laquelle il fait par ailleurs plus qu’honneur. Sans chercher à défendre ni même à cultiver sa singularité, The Tallest Man On Earth écrit seulement de superbes ballades dépouillées, complaintes écorchées jusqu’à l’os et cavalcades sans batterie, comme d’autres avant et après lui qui ne sont pas encore passés à l’électricité.

La guitare est omniprésente et sèche, le banjo fait de jolies incursions et le piano s’invite sur la déchirante Kids on the Run qui clôt l’album. L’artiste auquel on pense le plus souvent est St. Augustine, pour cette même façon de mugir, parfois à la limite de la justesse, depuis les tripes et jusqu’aux tripes. You’re Going Back laisse ainsi, c’est le cas de le dire, proprement sans voix, tandis que King of Spain dévale à lui seul une sierra sans beaucoup d’autres arguments qu’un talent qu’on ne peut qu’admettre hors normes. Soulignons encore Love Is All et ses leitmotive guitare-voix presque plus proches du terroir que tout la discographie de Woody Guthrie.

Décidément, c’est de la sève qui coule dans les veines de Mattson. Se pencher sur son ADN ne sera intéressant qu’un temps ; après, il faudra bien se résoudre à cette réalité : la country-folk n’est plus, aujourd’hui, une musique autochtone, l‘apanage d’une culture sédentarisée en termes géographiques ou ethniques. Compte tenu de ce que les Etats-Unis sont depuis leur naissance – un patchwork – elle ne l’a même probablement jamais été. Son legs n’a été couché sur aucun testament, alors le monde entier en réclame sa part. Les partisans de la couleur locale pourront s’en désoler, mais tous les mélomanes devraient s’en réjouir : la transmission de cette tradition perdurera encore longtemps. Et ses chansons, à l’image de celles qui composent "The Wild Hunt", ne vieilliront jamais.


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