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Janelle Monáe - The ArchAndroid

mercredi 2 juin 2010, par Laurent

Délivrer l’humanité


Dans un commentaire récent, j’osais suggérer qu’il était peut-être temps d’arrêter d’écouter de l’indie-rock, ce genre aux contours flous et au son de plus en plus gâteux. Je ne plaisantais qu’à moitié : nous sommes en 2010 et, au terme d’une décennie de bons et loyaux services, force est de constater que les deux tendances majeures des dix dernières années – le retour du rock à guitares binaire grâce aux Strokes et aux White Stripes, les foutoirs organisés popularisés par Arcade Fire – semblent s’essouffler. Julian Casablancas fait de la pop (de qualité), Jack White produit sa femme chanteuse (de qualité) et les Canadiens, à en juger par leur dernier single, accusent une légère baisse (de qualité).

Il m’apparaît dès lors comme une évidence que ce n’est pas chez cette frange en col blanc que bourgeonneront les prochaines (r)évolutions, mais bien du côté des musiques noires, sorties des ghettos pour s’embourgeoiser. Le hip-hop mutant illustré par le dernier Kanye West (exemple édifiant de crossover qui lance un clin d’œil à King Crimson sur son nouveau single), le funk décharné de M.I.A. (qui, elle, sample Suicide) ou l’album extraterrestre de Kid Cudi (lequel fraie avec Ratatat et MGMT), voilà les vrais jalons du renouveau des musiques populaires. Dès lors, quand une jeune chanteuse afro-américaine décide de téléporter la soul à travers un vortex spatio-temporel, on ne peut qu’espérer entrevoir des bribes du futur.

Janelle Monáe, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, avait déjà frappé un grand coup il y a plus d’un an avec “Metropolis”, mini-album présenté comme une suite – au sens symphonique du terme – et dont on découvre à présent qu’il figurait comme le premier volet d’une tétralogie, le présent “ArchAndroid” en regroupant les suites 2 et 3. À l’instar de Gorillaz et de peu d’autres artistes contemporains, Janelle Monáe captive d’emblée parce qu’elle a créé, autour de ses chansons, un univers ultraconceptuel.

On découvre ainsi dans les notes de pochette qu’elle a vécu en 2719 mais qu’elle y sera kidnappée, clandestinement clonée et finalement forcée à voyager jusqu’à notre époque, cependant que l’androïde créé à partir de son ADN – Cindi Mayweather, alter ego de Monáe – vit dans cette même année 2719 où elle fait office de figure messianique (l’“ArchAndroid” du titre). Son destin ? Délivrer l’humanité d’un schisme occulte qui utilise le voyage dans le temps pour éradiquer toute forme d’amour et de liberté.

Oui je sais, ça fait peur. Mais en plongeant ainsi sa musique dans un fond mythologique sci-fi, Janelle Monáe commet ceci de génial qu’elle justifie à la fois l’entreprise de salut public à laquelle elle associe son art, tout comme ses prétentions rétrofuturistes. Forte d’une énergie véritablement robotique, cette soul ranime la flamme de l’âge d’or du genre et la reprogramme sans passer par les artifices de production désormais éculés qui ont défini les noughties. Dans ses moments les plus enlevés, “The ArchAndroid” rappelle assez immédiatement ses modèles – Jacksons, Diana Ross, bref le versant le plus pop de la Motown – et n’hésite pas à flirter avec le disco (Locked Inside) ou le doo-wop (Faster).

Résolument moderne cependant, il n’oublie pas non plus de s’inspirer de ses contemporains les plus évidents : Gnarls Barkley (on jurerait que Cee-Lo lui-même pousse des chœurs sur Cold War), Missy Elliott (le flow caractéristique de Dance or Die) et, surtout, Outkast (et pour cause, Big Boi signe en partie la production et prête sa voix à Tightrope). D’autre part, lorsque Janelle Monáe fait la diva, elle est bien plus Erykah Badu que Beyoncé (New Valley Street, Oh Maker) ou remonte, encore une fois, du côté des standards (57821 ou Sir Greendown auraient pu être chantés par une Julie London cryogénisée).

Mais bien entendu, ce qui fait tout le sel de ce disque hors normes, c’est la strate expérimentale qui le soutient : références maîtrisées au classique (l’ouverture des deux suites, Say You’ll Go qui incorpore la bergamesque de Debussy) et au free-jazz (les neuf minutes de BabopbyeYa qui referment l’album avec encore plus de classe que ne le faisait André 3000 sur l’inoubliable “The Love Below”), sans compter les nombreux appels du pied au rock blanc. Come Alive, c’est un peu Frankenstein qui se serait mis en tête de ressusciter le psychobilly des Cramps. Plus loin, Make the Bus est un titre partagé avec Of Montreal... et c’est de loin le plus faible du disque, preuve supplémentaire du manque de vitalité de cette scène engourdie. Citons encore Mushrooms & Roses, croisement nettement plus réussi et qui approche sans doute de très près ce que Prince n’arrive plus à faire depuis vingt ans.

Peut-être suis-je fondamentalement trop complaisant à l’égard du principe même de concept-album. Il n’empêche que ce qui fait l’incontestable supériorité de celui-ci est son homogénéité, le fait qu’il puise sa force dans le tout et non de quelques sursauts particuliers – même si les tubes y sont facilement reconnaissables. Malgré sa longueur, l’ensemble s’écoute mieux d’une traite – ou à la rigueur en deux parties, puisqu’il regroupe deux pièces distinctes – et l’auditeur en sera d’autant plus convaincu que les titres s’enchaînent avec une fluidité remarquable.

Space-opera inextricable dont chaque élément est présenté comme une « vision » (inspirée entre autres, nous dit-on, par le sourire de Bob Marley, Fantasia, la moustache de Jack White, une scène de Purple Rain ou encore les couettes de la princesse Leia), “The ArchAndroid” est un disque inespéré, le délire prophétique d’une future grande dame de la soul. Pour un peu, on finirait par la croire haruspice, adhérer à son mythe et attendre que sa descendante nous délivre. Pas besoin de patienter sept siècles : Janelle Monáe, c’est ici, c’est maintenant, et c’est déjà demain.


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