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Ed Harcourt - Lustre

dimanche 27 juin 2010, par Laurent

Pas facile d’être heureux


C’est un débat récurrent autour des artistes qui mettent l’intime en musique pour le sublimer en émotion universelle. Très égoïstement, on sait qu’ils ne seront jamais plus inspirés qu’au fond du gouffre, et c’est ainsi qu’on les préfère. Se pose dès lors la question éthique de circonstance : a-t-on le droit d’espérer que nos songwriters fétiches sombrent dans les affres du chagrin et ne peut-on, au contraire, se réjouir de les savoir épanouis ? Après tout, certains n’ont pas besoin d’aller mal pour rester d’humeur cafardeuse (Joseph Arthur), et sont même capables de tourner leur noirceur naturelle en dérision (Tom McRae). Pourtant, rien de tel qu’une rupture douloureuse ou un deuil insurmontable pour produire un grand disque d’écorché vif. Vous le dites hein, si ça devient cynique ?

Il faut tout de même se rendre à l’évidence : qui a réellement envie d’entendre un chanteur crier sur les toits qu’il est amoureux de la mère de ses enfants et que sa vie de famille le comble de bonheur ? « Pas moi », dites-vous ? Alors passez votre chemin. Parce que le cinquième album d’Ed Harcourt, suite tardive de l’excellent "The Beautiful Lie" sorti en 2006, est le disque d’un père de famille marié qui, sur la pochette déjà, s’exhibe en compagnie de Madame et Junior. Cependant, le teint est ocre et pas rose bonbon, et l’on sait qu’on peut compter sur Harcourt pour adopter un ton à l’avenant.

D’emblée en effet, la plage titulaire démontre qu’on peut flirter avec certains canons de beauté déliquescente sans passer par la mélancolie. Tout est question d’investissement affectif : la musique d’Ed Harcourt ne saurait s’écouter à la sauvette et, au même titre qu’il y dépose toute sa vie, on ne peut l’apprécier qu’en y laissant une part de soi. Ainsi, selon les jours, l’introduction de Haywired pourra évoquer le patin kitsch du Patrick Bruel rebelle de comptoir ou, à l’opposé du spectre sensitif, la grâce fragile d’un Sparklehorse en flottaison. La fin du morceau fera clairement pencher la balance du côté de la subtilité, propulsant l’auditeur dans un parcours sans fausse note, toujours touchant mais jamais aux dépens de son orientation apaisée.

C’est particulièrement révélateur sur une ballade comme Killed By the Morning Sun, mélopée adulte qui transporte sans prendre par la main. Point trop n’en faut, nous dit implicitement le chanteur, qui tisse pourtant des arrangements foisonnants mais, à ne surligner aucune émotion, sonne au final plus sobre que le récent album piano-voix de Rufus Wainwright. Dès que la surcharge guette, l’instrumentation est ramenée à sa plus simple expression (Lachrymosity, So I’ve Been Told). Et si When the Lost Don’t Want to Be Found commence par une mauvaise imitation de Tom Waits, le soutien des choeurs féminins parvient à remettre la chanson dans le droit chemin : « I started at the finish line to find my way back to you. » L’aphorisme aurait pu s’adresser à la muse, et c’est d’ailleurs ce que fait l’Anglais en chantant pour sa moitié, elle qui lui inspire ce retour en grâce décidément irréprochable.

Sur Heart of a Wolf, on est d’abord ravi de retrouver le Harcourt des débuts, celui des swamp songs bancales, pour finir par le rencontrer sur le terrain du blues sauvage, griffes et cuivres dehors. Do As I Say Not As I Do fait alors figure de délicieuse sucrerie ; mais quand partout ailleurs on a éliminé l’excédent de matières grasses, pourquoi donc s’en priver ? Seul le morceau de clôture révèle au bout du compte un côté plus niaiseux, ou du moins trop frontalement égocentré. Fears of a Father est un titre qui ne s’adresse forcément pas à tout le monde, et son habillage vieux jeu renforce encore cette impression. Difficile de dire si le vécu de la paternité influence ou non cette perception, mais l’implication d’Ed Harcourt devient si totale dans la dernière ligne droite qu’on se prend à croire qu’il transforme à nouveau l’essai.

C’est dans ces moments-là, quand il peut exprimer les sentiments les plus impudiques et susciter cette forme perverse d’empathie, qu’il réalise son vrai tour de force : au lieu d’espérer ses peines, on est heureux pour lui. Et ça, Ed Harcourt a toujours su que ce ne serait pas gagné d’avance : « It’s not easy to be happy and get away with it. »


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