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Ólöf Arnalds - Innundir Skinni

jeudi 23 septembre 2010, par Laurent

Élémentaire


Vous l’aurez relevé ou non, mais on fait son petit possible pour faire respecter le principe de parité musicale en promouvant très régulièrement les artistes du beau sexe. Paradoxalement, le (faire) remarquer présente déjà en soi une connotation sexiste, mais on ouvre là des débats bien vains. Non, l’essentiel ici est de noter l’importance fondamentale de l’organe vocal qui préside à la destinée d’un album, et explique qu’on s’enflamme plus ardemment pour les disques de filles. L’affection qu’on voudra porter à une série de chansons, instantané d’une maturation artistique à un point donné de sa trajectoire, dépendra donc directement de l’adhésion qu’on marquera à la voix qui les transcende.

Plus que d’adhésion, il faudrait encore parler d’attirance. Car il est bien question de séduction, et le charme d’une voix, s’il a souvent des atours féminins, ne se mesure pas pour autant à l’aune de sa prétendue perfection. On peut y succomber si bien qu’elle soit cristalline, nasillarde, atonale ou suraiguë. Quoi qu’il en soit, telle est la porte d’entrée privilégiée de tout ce qui peu ou prou se chante, le guide sacré de nos pas, une règle qui ne semble compter que des exceptions mais s’applique d’autant mieux lorsqu’on tend à accorder ses faveurs aux demoiselles et que ces dernières parlent une langue mystérieuse.

Ólöf Arnalds est islandaise et, bien entendu, entretient un lien de parenté étroit avec Ólafur Arnalds« homonyme, c’est ma cousine » eût-il pu chanter sur un air enfantin – lui-même auteur de quelques disques d’une beauté quasi inhumaine, mais muette. Ólöf Arnalds, elle, chante. Comme un bébé rossignol qui voudrait quitter le nid, comme une prêtresse andine, comme une Joanna Newsom en hibernation. Parfois, il lui arrive de se prendre pour une vraie folkeuse des Appalaches, et elle adopte alors leur langue intelligible et leur inflexion ancestrale (Crazy Car). Mais la plupart du temps, elle ressemble à un lutin triste, mi Nibelung sans anneau (Svíf Birki), mi Ewok animiste en pleine danse de la pluie (Vinkonur).

Innundir Skinni ou Jonathan sont les complaintes d’une princesse prisonnière d’une tour glacée et qui s’évade chaque nuit dans les lais d’Emiliana Torrini, attendant la délivrance en réchauffant ses mains près d’un âtre crépitant. Le violon de Madrid, lui, se cache pour pleurer comme dans une vieille capsule de dEUS, mais on pense surtout au magnifique dernier album de Fursaxa : même parfum d’élégie mystique, même grâce pudique qui se passe aussi bien de mots (le premier et le dernier morceaux, brumeux comme le Niflheim).

Que Björk, comme l’antique voix des geysers (« a fountain of blood in the shape of a girl » [1]), vienne pousser ses incantations en autant de hurlements sourds (Surrender), et ce sont les éléments qui obéissent à la mélopée infinie d’Ólöf Arnalds, à la fois limpide et ardente, aérienne et ancrée dans les racines du monde : eau, feu, air, terre. Quand la musique possède cette magie, cette essentialité, ce n’est plus seulement qu’une voix nous captive. Ici elle s’est faite nôtre, dit la nature profonde des choses, parle à travers nous. En islandais, en anglais, en humain. Ce n’est plus de la séduction, c’est une symbiose. Et ça, ça laisse sans voix.


Notes

[1Bachelorette, extrait de l’album “Homegenic”

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9 Messages

  • Ólöf Arnalds - Innundir Skinni 23 septembre 2010 12:53, par momo

    Excellente critique !

    J’en ai tiré les mêmes conclusions sur mon blog :

    http://fun1959.canalblog.com/archives/2010/09/06/18954806.html ,

    extraits musicaux en plus.

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  • Ólöf Arnalds - Innundir Skinni 23 septembre 2010 18:51

    Elle devrais chanter avec son cousin !

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  • Ólöf Arnalds - Innundir Skinni 23 septembre 2010 20:28

    Et une étoile de gagner ! :)
    Trop forte cette islandaise.

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  • Ólöf Arnalds - Innundir Skinni 24 septembre 2010 09:25, par Laurent

    @ momo

    Merci et merci pour les liens sonores, qui devraient achever de convaincre les sceptiques (s’il y en a) !

    @ anonyme

    Oui, c’était une erreur d’encodage... disons que la révision de jugement s’était opérée avant la rédaction de l’article, au fil d’écoutes sans cesse plus épatantes.

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  • Ólöf Arnalds - Innundir Skinni 24 septembre 2010 12:15, par mmarsupilami

    C’est amusant, le jeu des comparaisons successives...

    Dieu sait pourquoi, j’avais décidé de faire l’impasse sur cet album. Et puis, en lisant ta chronique et celle de MOMO, je l’ai téléchargé. Notamment parce qu’il y a la comparaison avec Fursaxa. J’ai bien fait et vous en remercie.

    Ceci dit, à l’époque de Fursaxa, à la fois ici, chez Playlist et chez moi, on avait eu des conversations sur toute cette galaxie féminine. Tu y avais participé, Laurent. Ne connaissant guère Fursaxa, j’y avais appris qu’elle réalisait avec son dernier album un travail très accessible par rapport aux précédents. J’avais appris lors de mes recherches qu’en son temps, Fursaxa avait travaillé avec les artistes du psych-folk finlandais, eux-mêmes parfois -euh !- impénétrables et inaccessibles.

    Je voulais donc signaler qu’Islaja, la chanteuse finlandaise, suit le même chemin vers l’accessibilité que Fursaxa. Keraaminen Pää vient de sortir et vaut, je crois, le détour. Pour en revenir au jeu des comparaisons successives, Islaja est bien de la famille d’Olof, tout en en étant fort différente. Elle a une voix beaucoup plus grave que celle d’Olof, elle reste probablement un peu moins "léchée" et accessible (la production est moins aboutie, ce qui, d’après moi, renforce la fragilité) et fréquente un peu plus des terres électro et des ambiances qui m’ont parfois fait penser à Robert Wyatt (l’usage de cuivres). Par contre, elle chante aussi dans sa langue, donc, elle, en Finlandais (dont je trouve qu’il tout aussi sympathique que l’Islandais)...

    Ben voilà, il ne me reste plus qu’à chroniquer chez moi ces deux très beaux disques !

     :-D

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