mercredi 13 octobre 2010, par
Leçon de vie
Ça se reconnaît à quoi, le génie ? À quel vent l’entrevoir ? Le surprendre en quels cieux ? J’ignore bien quel argument invoquer pour justifier ce constat : plus qu’un habile faiseur, Sufjan Stevens fait partie de ce que le vingt-et-unième siècle a, jusqu’à présent, produit de plus proche d’un artiste essentiel. Pas pour ses talents d’arrangeur hors normes. Pas pour son impressionnante productivité. Pas pour sa plume aiguisée, ni sa lucidité mélodique. Pas pour la puissance émotionnelle que dégagent ses chansons extraterrestres. Rien de tout cela, mais surtout un peu tout cela à la fois. Sufjan Stevens écrit, comme il respire, des symphonies de poche. Sufjan Stevens transforme l’anecdote en échantillon d’éternité. Sufjan Stevens se réinvente lentement mais sûrement. Sufjan Stevens voit simplement plus loin que ses coreligionnaires. Sufjan Stevens est un génie.
Qu’importe ce qu’il peut y avoir de péremptoire, la part de mauvaise foi forcément assumée de cette assertion naïve et oublieuse. Car ce qu’on entend dans “The Age of Adz” n’a plus besoin d’alimenter le jugement ; il y a deux mois seulement, “All Delighted People” l’avait arrêté. Cette nouvelle livraison empêche tout bonnement de le contredire. Si Kant avait vécu assez longtemps pour entendre la discographie du natif de Detroit, il aurait salué là la réalisation effective du soi-disant impossible « jugement analytique a posteriori ». À partir de prémisses que l’on devine, Aristote aurait quant à lui conclu son syllogisme sur cette vérité d’évidence : “The Age of Adz” est génial. Et son raisonnement aurait sans doute négligé la parenthèse peu enchanteresse qui sépare 2010, grand cru Stevens, de son précédent exploit sur la bannière étoilée, cet “Illinoise” vieux de cinq années déjà.
Les faits d’armes, il est vrai, se sont entre-temps faits rares. On en retiendra un, loin d’être anodin si l’on estime sa vertu fondatrice. Parce que l’on ne fricote pas impunément avec Buck 65. Et You Are the Blood, épopée de dix minutes empruntée aux Castanets et planquée au mitan de l’indispensable compilation “Dark Was the Night”, contenait déjà les germes du Sufjan en marche : un compositeur toujours fourmillant, certes, mais passant de la préciosité au Sturm und Drang, teintant ses flûtiaux de nappes électro inquiétantes, risquant des aller-retour improbables sur le grand huit qui mène de l’harmonie au chaos. C’est ce génie-là qui, plus que jamais, est à l’œuvre sur “The Age of Adz”, album limpide et touffu, séduisant et terrifiant, sublime et grotesque.
Comme entrée en matière, Futile Devices joue à l’identique le rôle d’un Concerning the UFO Sighting cinq ans plus tôt : deux minutes de paix avant l’orage, cette fascination pour la blancheur immaculée de la neige qui précède l’avalanche. Et une mélancolie cristallisée : « faire un perle d’une larme », comme disait le poète. Des engins futiles ? Comme pour mieux tancer le recours quasi systématique aux machines qui vient servir de contrepoint à une richesse instrumentale jamais démentie. De quoi déstructurer une architecture trop parfaite, griffer le lisse des façades, rayer la transparence des vitraux. Parce que Sufjan Stevens sait qu’il en fait Too Much, il réfrène le galop du naturel, fait planer sur sa propre beauté la menace d’une invasion d’outre-espace. UFO Sighting ? Oui, on jurerait avoir vu des ovnis gigantesques laisser peser leur ombre sur une ville affolée. Age of Adz, la chanson, déploie les sept trompettes du Jugement Dernier et l’Apocalypse a sa bande-son.
Il n’est plus question d’une noirceur de convention. Définitivement entré dans l’âge adulte, Sufjan Stevens est passé du merveilleux au fantastique, des histoires de zombies à la plate concrétude de la mort next door. Celle qui fait partie de la vraie vie et n’a rien de poétique. Maladie, anxiété, suicide, autant de sujets a priori lourdingues qui se laissent entraîner dans le tourbillon musical de l’Américain et atteignent une forme supérieure d’intelligibilité. Les mots et les notes ne sont plus au service des choses mais s’y confondent. Sans distance avec le monde, l’artiste renoue avec la pensée sauvage et épouse ses sensations plus qu’il ne les exprime. I Walked est une troublante promenade dans l’au-delà, une expérience post mortem crédible. Parce qu’immatérielle, émancipée de sa propre musicalité, de son propre verbalisme. Comme chez le poulain DM Stith, Now That I’m Older offre d’abord une émotion impressionniste, parle un langage aphone où des lumières dansent. Bad Communication ? Au contraire : tous les sens sont bienvenus, comme cette intrigante polysémie à laquelle seuls peuvent accéder les aveugles.
Le second tiers du disque renforce cette ouverture. D’un côté, Sufjan Stevens y renoue en partie avec ses racines. Les éléments synthétiques sont encore très présents mais ne cherchent plus tant à semer la confusion – ou le désespoir. Get Real Get Right mêle ainsi les grandes envolées baroques, bucoliques et presque optimistes, de l’originel “A Sun Came”, et les touches électroniques binaires d’“Enjoy Your Rabbit”. De la musique classique reprise par une intelligence artificielle, un concerto pour machines sensibles. Futile Devices, mais pas tant que ça. Vesuvius aurait pu figurer sur “Michigan” si la précision chirurgicale des bidouillages qui le ponctuent ne l’arrachait si violemment au passé, à l’enfance d’un art qui affiche a contrario, et à grand éclats, toute sa maturité. Cela rend-il l’album meilleur ? Pas forcément, et certainement pas dans le chef des contempteurs blasés – mais l’élévation technique de l’artiste est indéniable, et sa virtuosité atteint un nouveau faîte.
Dans deux registres, deux humeurs antithétiques, All for Myself et I Want to Be Well parachèvent la reconstruction du jadis, qui a rééquilibré sa dissolution de la première partie. Chœurs foisonnants et vents en spirale viennent rappeler ici aussi l’ancienne manière, pour mieux s’inventer un présent de synthèse – à même de se conjuguer à l’obscurité non feinte de l’adulte tourmenté – et un avenir plus que jamais imprévisible. L’histoire aurait pu s’achever ici, mais on sait Sufjan Stevens boulimique, capable de qualifier d’EP une somme de soixante minutes. Il fallait surtout une conclusion plus nuancée à cette renaissance, une tribune où poser les jalons, provisoirement définitifs, d’un grand œuvre à compléter. On ne s’étonnera donc pas que le dernier tiers du disque soit occupé par une seule et même chanson.
Impossible Soul. 25’34” de tournis, l’entrelacs de mille chemins musicaux qui se veut quête de perfection, recherche d’un homme meilleur aux confins du soi. C’est d’abord la ballade d’un amoureux raté, lardée çà et là de coups de guitares en dents de scie rouillée. Arrivent alors les voix du ciel pour porter secours au malheureux (é)perdu, et nous empêcher de décrocher : « Don’t be distracted », répètent-elles ad nauseam. Mais comment ne pas compatir au sort de cet être désincarné, autotuné comme si son enveloppe charnelle fuyait déjà cette âme impossible, ce perfectionniste torturé prêt à se défenestrer pour donner enfin le meilleur de lui. « It’s a long life... put your face together... only one more chance... », lui répètent ses anges gardiens. « We can do much more together, it’s not so impossible ! »
Au bout du parcours, l’espoir. Un message naïf dans sa foi si simple en l’amour, une leçon de vie magistrale sous la forme d’une opérette baroque. Le ton est à mi-chemin entre la comédie musicale hippie et la disco orchestrée à grands renforts de cuivre, si béatement niais que cela en devient audacieux. Puis, traversant des brumes orageuses qui semblent séparer le rêve trop lumineux d’une réalité moins optimiste, l’épilogue rejoint sur la terre ferme l’homme vrai, exempt d’idéal et d’illusions de grandeur. Avec un cynisme cruel, Sufjan Stevens envoie valser les fantasmes absurdes autour de la bonté humaine, affiche sans vergogne son égoïsme et le renvoie au visage de ses pairs. C’est un véritable tour de force que ce volte-face, cet aveu de défaite et d’impuissance, comme un glaviot adressé à la race des salauds.
Les vaines prétentions spirituelles ne pèsent pas lourd face au matérialisme qui nous consume autant qu’il nous façonne. Ramené à sa dimension charnelle, en quête de pitance et de plaisir, l’être humain peut-il seulement aimer ? Toujours prompt à réifier son prochain, il marche aux côtés de sa mort sans plus chercher à la défier. Ne compte plus que l’hic et nunc, dont l’imperfection motive les regrets du passé cependant que d’éphémères jouissances les pallient. Quelle place pour un futur, à glorifier le plaisir immédiat que peut procurer un objet d’art au lieu de considérer sa place au cœur d’une œuvre et d’une époque ? Comme la plupart des chefs-d’œuvre, “The Age of Adz” ne sera pas forcément compris. Comme la plupart des génies, Sufjan Stevens vivra de solitude.
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