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PJ Harvey - Let England Shake

vendredi 11 février 2011, par Laurent

Lettre ouverte


Elle est arrivée de son exode rural la guitare au poing, fruste comme un homme, terrifiante d’aridité. Asséchant l’air ambiant, elle s’est imposée en faisant parler la poudre, sans embraser les regards. Le sien semblait dire : « Vous n’êtes pas près de vous débarrasser de moi », alors qu’elle enfonçait le clou dans nos futurs stigmates. Mais la rudesse de ses manières, au fond, nous voulait beaucoup de bien. Décidée à nous servir son amour sur un plateau érodé, elle transformait notre relation en condition nécessaire et suffisante de l’extase. Est-là le désir ? En tout cas le plaisir avait un goût d’éternité et chacun de ses récits, urbains ou marins, en disait moins sur elle que sur nous-même, avant de revenir à ses fondamentaux. À ses pulsions. À elle. Uh uh.

Mais les éléments se sont accordés pour redistribuer la donne : l’eau a coulé sous les ponts, le feu a consumé sa rage et, en retrouvant ses terres, Polly Jean a épousé l’éther. Colombe dentelée, elle a tracé dans le ciel un sillon de craie blanche qui a fait pleurer le diable. Femme apaisée, elle a pourtant regardé les hommes marcher sans se retourner. Poétesse engagée, elle réserve son mordant à des considérations géo-historiques inédites, adressant à la mère patrie une lettre ouverte, béante même, comme ces cœurs qui ont trop saigné. Qu’on laisse l’Angleterre trembler au son du xylophone : du sous-sol de son abri reconverti en cabaret, la voix de Polly Jean nous parvient étouffée et métallique, mais reste habitée par vingt ans de souvenirs violents.

« Goddam’ Europeans ! Take me back to beautiful England and the grey, damp filthiness of ages. » Harassée par les migrations forcées, elle vit le mal du pays comme une colère sourde, Last Living Rose en quête désespérée de haillons d’argent à accrocher aux plaines. Alors elle se console dans la rutilance du cuivre, jusqu’aux recoins les plus touffus de son exil où ils résonnent comme une cave peuplée de mauvaises graines (In the Dark Places), quand elle n’y préfère pas les désertiques horizons américains et le clairon de la cavalerie (The Glorious Land), ce paysage sonore torride qu’on est certain d’avoir entendu il y a si longtemps, lors d’un inoubliable incendie. Refaisant le chemin des colons, elle comprend que les vraies nations naissent dans la douleur en voyant les corps des soldats tomber comme des abats de viande (The Words That Maketh Murder).

La mort est partout, fixant chacun des yeux, jusque dans les plaisanteries qui voudraient la vouer à l’oubli – alors on ne peut qu’en rire de plus belle : « Let’s head out to the fountain of death and splash about, swim back and forth and laugh out loud until the day is ending. » Et tandis que, sous un soleil moins plombé que les chairs, la troupe marche en chantant, « Death to all and everyone », la poétesse modèle tour à tour, sur sa lyre en forme d’autoharpe, les soupirs de la sainte (On Battleship Hill) et les cris de la fée (England). Son patriotisme, dernier repère et suprême contrainte, lui laisse dans la bouche un goût amer, amer comme les mains blanches qui lancent un dernier adieu aux soldats, comme les forêts piétinées par le feu de l’industrie (Bitter Branches).

« Date palms, orange and tangerine trees, and eyes are crying for everything. » Les dépeupleurs avancent en semeurs de cendres, armés de leurs faux et de leurs faux-semblants. Le glorieux fruit de la terre : des orphelins, des estropiés, et cette foule de bannis qui nagent leur évasion dans la marée noire (Written on the Forehead). La couleur de la terre, c’est ce rouge bruni que chacun voit couler en lui (The Colour of the Earth), et qui suinte d’une nature défigurée, « 400 acres of useless beachfront, dripping down death now, and now, and now ». Au cœur du no man’s land, Polly Jean attend que les brumes se dissipent et contemple le panorama. « There are no fields or trees, no blades of grass. Just unburied ghosts hanging in the wire. »

C’est là que Polly Jean vient chuchoter la vanité des combats, en entendant le vent lui susurrer sa vérité : la nature, cruelle nature, a gagné une fois de plus. L’odeur du thym a vaincu les relents du sang et, après plusieurs générations de ressentiment, la voilà qui nous pique le visage pour rappeler l’évidence. Au sommet des monticules de Bolton’s Ridge, PJ Harvey laisse les éléments lui parler et répond à la terre que ses difformités ne sont que nature, que nature humaine. Sans faire de politique, elle pleure ses craintes seule contre tous – la fin des jours d’insouciance et de pérennité. « I fear our blood won’t rise again. » Celle qui a gagné, lui a dit Bobby, c’est l’indifférence. Pourtant il n’est de plus belle victoire aujourd’hui que celle de sa nouvelle incarnation ; cette ixième version d’elle-même qui nous dit que jamais, décidément, elle ne cessera de nous faire trembler.


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