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Charles Bradley - No Time for Dreaming

lundi 14 février 2011, par Laurent

Fièvre et langueur


Les Dap-Kings sont vraisemblablement à la musique soul ce que Jon Spencer est au rock’n’roll : d’irréductibles résistants qui ont toujours su entretenir la flamme sacrée du genre bien avant qu’il ne revienne en odeur de sainteté, quitte à s’inscrire en porte-à-faux des goûts du jour, jouer les essuyeurs de plâtre pour ne récolter, au final, qu’un maigre salaire pour leur fidélité – l’essentiel des ressources ayant été partagées entre-temps par une oligarchie d’arrivistes mieux sapés, voire plus déglingués. À l’heure donc où la descendance de Ray Charles s’escrime à sonner de plus en plus vintage, le label Dap Records créé par la bande à Sharon Jones parraine un vieux briscard de 62 balais, manifestement resté en hibernation depuis une quarantaine d’années pour sortir aujourd’hui un album miraculeux, du genre à passer sans peine pour une pépite oubliée et exhumée par hasard chez un disquaire gâteux de Harlem.

L’histoire de Charles Bradley, la vraie, est déjà sur toutes les lèvres depuis un mois, mais rappelons-la brièvement : le type est jadis bouleversé par un concert de James Brown, commence à se produire en amateur avec un groupe dont les membres sont bientôt appelés à se faire charcuter en première ligne au Viêt-Nam. Bradley part à l’aventure en auto-stop, vit de jobs de cuistot de la côte est jusqu’à l’Alaska, avant de revenir à New York où il assiste au meurtre de son frère sous son propre toit. À l’évidence, il a là matière à écrire des chansons déchirantes. Mais sa chance ultime – et la nôtre aussi – est d’avoir croisé la route des marlous de Daptone, qui l’ont non seulement trouvé parfait pour inaugurer leur nouvelle mini-structure Dunham, mais lui ont surtout servi sur un plateau le backing band le plus sensuel de ce côté du Rio Grande, j’ai nommé : le Menahan Street Band. Le résultat est un condensé de fièvre et de langueur qui respire la sincérité par tous ses pores en sueur.

L’influence du godfather est bien sûr omniprésente, en particulier lorsque Bradley pousse quelques jappements tendus (Golden Rule, No Time for Dreaming), quand bien même les moments plus posés peuvent tour à tour évoquer d’autres champions de la soul sirupeuse, de Marvin Gaye (The Telephone Song) à Percy Sledge (Lovin’ You Baby) en passant par Billy Paul et consorts. Dans ses aspects cabossés, la voix du reste monumentale de Bradley n’est pas loin de rappeler même, quelquefois, les cris de douleur du Joe Cocker d’avant Woodstock (Heartaches & Pain). Son chant vibrant, témoin d’une vie d’infortune, reste assurément le point d’orgue d’un disque riche en frissons (In You I Found Love, Why Is It So Hard ?), ce qui n’empêche aucunement les musiciens de se faire plaisir sur le funky Trouble in the Land, thème tout trouvé pour une blaxploitation contemporaine, ou le chaloupé Since Our Last Goodbye, sorte de calypso urbain tout en doigté.

Le vrai problème, dès lors qu’il s’agit d’apprécier ce “No Time for Dreaming” avec un semblant d’objectivité, n’est pas tant de trouver les raisons d’y succomber – car, soyons franc, il est impossible de ne pas aimer cette collection de chansons écrites avec les tripes, et seuls ceux dont le premier soupçon de hype suffit à faire exsuder toute la mauvaise foi trouveront à y redire. Non, alors que certains titres ont déjà l’allure de futurs classiques (The World Is Going Up in Flames pourrait être le What’s Going On de notre génération), on se demande seulement ce qu’un artiste de la trempe de Charles Bradley, aussi évidemment anachronique que fondamentalement intemporel, vient faire au beau milieu de la production musicale actuelle, quelles preuves aurait à fournir ce nouveau venu qui mérite le respect dû aux pointures platinées. Quand le talent, même emprunté, possède cette limpidité-là, difficile de croire que le chemin de la reconnaissance fût autant pavé de plaies. « Why is it so hard to make it in America ? »


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5 Messages

  • Charles Bradley - No Time for Dreaming 14 février 2011 10:38, par Thierry

    Bonjour,

    Très bel album en effet et, malheureusement, une conclusion tellement et tristement vraie !

    Voir en ligne : Soul music is here to stay

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  • Charles Bradley - No Time for Dreaming 16 février 2011 11:53, par Le Sto

    Merci pour la découverte, de toutes façons de lire le nom de Menahan Street Band me fait tilt immédiatement et est généralement gage de qualité, preuve en est. J’apprécie tout particulièrement les 3 derniers titres de cet album que j’ai tôt fait de commander ; Daptone Records, ou le Constellation de la Soul du XXIè...

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    • Charles Bradley - No Time for Dreaming 16 février 2011 12:13, par Laurent

      Si tu corriges en disant "J’apprécie tout particulièrement les QUATRE derniers titres...", je pense qu’on sera définitivement sur la même longueur d’ondes. ;D

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      • Charles Bradley - No Time for Dreaming 16 février 2011 16:55, par Le Sto

        Pffff.... nan je suis pas tout à fait tout à fait d’accord (si on parle bien de "In You (I Found A Love)" ; m’enfin faudra vivre avec cette différence ;).
        A part ca, plusieurs passages du disque (notamment Telephone Song) sont repris du superbe album instrumental du Menahan Street Band qui est évidemment à recommander chaudement à tout un chacun est qui est un indispensable pour celui qui aura aimé ce No Time for Dreaming (avec d’ailleurs une reprise très sympa du thème de Rocky "Going the Distance".)
        Pause pub terminée, le film recommence...

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