mardi 22 février 2011, par
L’infiniment blanc
C’est une tour d’ivoire qui défie les nuages, une gigantesque bâtisse oblongue qui perce chaque parcelle de ciel et au sommet de laquelle siège un souverain sans sujets. Monarque esseulé, privé de souvenirs mais entouré de machines, le roi des limbes regarde d’en haut le monde s’agiter et les oiseaux s’égosiller. Voilà longtemps déjà qu’il a renoncé à hurler pour se faire remarquer et, dans le froid de ses altitudes, il a conscience que c’est de sa propre humanité qu’il a peu à peu divorcé. À force d’actionner ses engins pour faire jaillir quand bon lui semble des arcs-en-ciel, il lui paraît être chaque jour devenu un peu plus mécanique, un peu moins charnel.
Ces dernières années, aucune conversation ne l’a plus intéressé sans doute que celle de ses ordinateurs, intelligences artificielles dont il est toujours parvenu cependant à retranscrire l’émotion primitive. Quant au commerce des hommes, eux et leurs pulsions brutales lui apparaissent désormais bien étrangères. Oh, bien sûr, lui aussi a connu les incendies de la jeunesse, a vu son cœur s’embraser pour un lopin d’amour. Mais les flammes aiguës du passé se sont étranglées depuis, domptées par le zéro absolu de son pinacle glacé ; s’il joue encore à les attiser aujourd’hui, c’est avec une circonspection amusée. « Phew ! soupire-t-il au moindre élan, for a minute there I lost myself ! »
Il pense à Beckett. La Dernière bande. Il sort la boîte trois, bobine cinq, écoute le personnage faire ses adieux au bonheur : « Difficile de croire que j’aie jamais été ce petit crétin. Cette voix ! Jésus ! Et ces aspirations ! Et ces résolutions. (...) Clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur – » [1] Il interrompt la bande, feint un haut-le-cœur alors qu’il se demande s’il a jamais eu raison un jour. Durant ses crises de doute, seule la remise en question systématique lui semble être un refuge acceptable, et l’unique chemin qui vaille encore d’être arpenté l’enfoncera forcément plus avant vers l’isolement.
C’est un recours à l’épure, un renoncement progressif aux évidences qui rendent avides ; une forme de passion certes, car la passion reste intacte en dépit des prises de distance faussement arrogantes, sauf qu’elle refuse de s’exprimer en d’autres termes qu’implicites. Sur son trône, face aux nuées paisibles qui voudraient l’inviter au silence, le roi pèse son moindre mot, gomme tout ce qui, dans son soliloque, ressemblerait à une aspérité inutile. « Everything in its right place », songe-t-il, dans un langage tellement désespéré de la vacuité de toute chose qu’il confine bientôt à l’abstraction pure. Pas sûr pourtant qu’il l’ait toujours prévu. Ça s’est fait sans violence. Little By Little.
Passer des sept couleurs du spectre au blanc le plus austère, c’est au fond opérer une synthèse, une superposition de faisceaux – quand bien même cette monochromie n’y ressemble a priori en rien. Mais depuis ses limbes incernables, le roi a dû passer par toutes les nuances qui ont jalonné son parcours avant de s’ouvrir à cette vérité : « Le blanc est inaccessible ; il se révèle, mais est hors d’atteinte. » [2] Alors s’il reprogramme ses instruments pour caresser ce rêve insondable, sa quête immobile revêt une dimension tragique à même de justifier sa couronne : dans le terrible exil qu’impose son sacerdoce, il prouve finalement sa noblesse.
Rien ne l’y oblige pourtant. Il pourrait redescendre de sa tour, se mêler de la vie des autres et brandir d’anciens instruments pour inféoder les habitants du royaume. Mais à quoi bon ? « Anyone can play guitar », se répète-t-il depuis toujours. Du coup, il fouille dans ses archives et, comme à son habitude, les dépoussière jusqu’à les vider de toute naïveté, de tout débordement (Morning Mr Magpie). Ce faisant, il n’ignore sans doute pas qu’il condamne ses propos à l’amuïssement ; mais c’est son choix, sa voie royale. Ce roi-là n’en est pas pour autant despote. Au contraire, sans doute envisage-t-il cette ascèse comme le plus glorieux refus de toute domestication (Feral).
Il a lu et relu l’histoire de ce roi de Corinthe qui avait bravé sa destinée et, condamné par les dieux à faire éternellement rouler un rocher au sommet d’une montagne, voyait à chaque essai la pierre dévaler vers un monde inférieur d’où il faudrait reprendre son fardeau. Et pourtant, dans sa lucidité privée d’espoir, il était devenu magnifique de détermination. « Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. » [3]
Dans son précieux Codex, véritable reliure de pureté, œuvre sublime dans son simulacre de dépouillement, le roi des limbes consigne en secret ses instants de beauté, sauvegarde sa vision toujours plus désabusée du monde. Pour la postérité, une descendance lointaine qu’il n’a jamais conçue mais dont il se sent mystérieusement redevable. Il parcourt les pages parcheminées et dissimule une infinie richesse dans leur transparence, une luxuriance de filigrane. Sortant fugacement de son amnésie, il croit tout à coup se souvenir d’un rêve ancien où il plongeait dans une rivière, entouré d’anges avec qui il navigua paisiblement vers l’au-delà, sans avoir rien à craindre.
À présent perdu dans ces limbes qui séparent le rêve éveillé d’une réalité floue, il est sur le point de sauter de sa tour pour s’immerger dans un lac. Et il n’y a, là-dedans, rien de sordide. Il le sait, « the water’s clear and innocent ». Sa quête de blancheur, quand bien même il redoute d’être incompris, est d’abord une recherche de limpidité. En paix avec son esprit, il se donne tout le mal du monde pour faire taire son cœur. « Why does it still hurt ? se demande-t-il. Don’t blow your mind with why. » Une colère sourde l’étreint, une agitation épileptique et cadencée qui cherche à rester imperceptible mais qui, au fur et à mesure qu’on pénètre plus avant ses yeux, rend ses tourments intelligibles (Bloom).
« I’m moving out of orbit, turning in somersaults, turning in somersaults. » Il ne peut réprimer un sentiment de honte, une culpabilité tout aristocratique à l’idée que les brasiers ne soient encore consumés en son for intérieur. Peut-être devra-t-il se résoudre un jour à libérer les démons qui hantent son palpitant, les voir s’épanouir dans la plus parfaite anarchie (Lotus Flower). Il le sent au fond de lui : « There’s an empty space inside my heart where the weeds stay root, so now I’ll set you free. » Il lui faut porter le deuil de ses projets, se noyer dans une paire d’yeux et donner raison à ces derniers copeaux de rêve qui colorent son univers en éclaboussures incohérentes. Il va céder, qui sait...
Après tout, son dessein lui-même n’est qu’abandon. Ne serait-il possible de trouver la virginité, non dans la privation, mais dans le lâcher prise ? Faire comme si tout son vécu n’était qu’un long délire, un de ces songes ineptes qu’on fait la tête sous l’eau. Envoyer valser les attentes. Ignorer tout ce qui le hante. Give Up the Ghost. Prêt à en finir, le roi des limbes lance son ultime trouvaille : Separator, une machine conçue pour scinder définitivement son âme et son esprit. Ce ne sera pas la première fois qu’il s’y essaye. Sans trembler, il enfonce la touche ‘Enter’. Un jet écarlate fend l’air, et la chambre immaculée de se tacher de rouge. « Finally, pense-t-il avec soulagement, I’m free of all the weight I’ve been carrying. »
Dans sa tour d’ivoire qui défie les nuages, le roi s’est suicidé pour la troisième fois au moins. Dans sa tête en forme de radio, cinq voix continuent de s’apostropher et l’une d’entre elles parle plus fort que les autres. Leurs mots s’épousent et façonnent un air sans âge, une musique qui tend vers l’infiniment blanc sans jamais penser l’atteindre, et se retrouve en flottaison dans ces limbes entre partout et nulle part. Et lui, lui s’invente un royaume que personne n’a visité. « Wake me up ! éructe-t-il dans un dernier souffle. Wake me up ! » Il a déjà tout oublié ou presque, tourné ses moments de fougue en dérision. Demain, sans doute, il recommencera. Toujours plus loin, toujours plus seul.
[1] Samuel Beckett, La Dernière bande.
[2] Olivier Mérijon, Les Whites.
[3] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe.
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