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Joseph Arthur - The Graduation Ceremony

lundi 13 juin 2011, par Laurent

Délivrance


Le temps passe, c’est tout. Dénude et rhabille les forêts, fait souffler le chaud et le froid dans les plaines, récompense parfois la patience des prévoyants et des fidèles. Le temps passe et râpe les peaux comme les tissus. Jaunit l’émail, blanchit le poil, fait imploser la vie. Vie des idées aussi. Les esprits se referment bien avant les paupières. Le temps passe, enseigne, fait désapprendre. Rapproche du noir quiconque érige en recherche absolue de liberté cet élan vers le rien. Dégénérescence ou régénérescence, érosif ou cyclique, le temps nous ressemble : il ne fait que passer. Au fond, qu’est-ce qui change vraiment ? Mêmes peurs, mêmes colères, mêmes soifs inextinguibles. Même intemporalité.

« Time won’t run away from me like you always do. »

Au fil des deuils, la perte s’accueille peu à peu comme un cadeau. Élagué de nos superflus, on s’évade de nos chaînes. Et quitte à frotter jusqu’au dernier mot nos tristes fers l’un contre l’autre, c’est en tendant chaque jour vers l’épure. Plus on sait et moins l’on croit connaître, alors on s’évertue à contrôler sa peur du vide. Quel art pour dompter cette angoisse ? Parvenir à comprendre que le langage est surfait, qu’un silence dit tant et tant ? Le prix de la liberté, c’est ce renoncement à l’omniscience, le tourment permanent de celui qui a tourné son maigre dos au factice, pour embrasser un absolu impalpable. Par le dépouillement, on est seul face à ses démons, mais au moins est-on au-delà des vaines quêtes de sens.

« Looking for an answer, mentally I was no more than a slave. »

Dans l’ascèse on ne peut pas tricher. Juste une guitare et puis son cœur. La sincérité peut sembler impudique, l’impudeur peut sembler prétentieuse : cette envie d’être entendu en refusant d’admettre qu’on est personne, « just another face in the crowd ». Mais c’est aussi l’acte courageux de la mise à nu et du retour à soi, à la seule entité dont on puisse prétendre un jour esquisser quelque semblant de vérité. C’est un chemin tortueux, traversé d’innombrables égarements identitaires qui nous définissent un peu mais nous éloignent de l’image dans laquelle on a toujours voulu nous réifier parce qu’elle incarne le meilleur de nous-même. C’est parfois à force de se chercher que l’on s’oublie.

« Who you are : once you find out you’ve probably already gone too far to ever find your way back home. »

Après avoir exploré ses névroses sur le mode de l’obscurité amniotique, rampé dans la tuyauterie tordue de ses propres cauchemars comme un insecte neurasthénique, Joseph Arthur a entraperçu au loin la rédemption et s’est, depuis dix ans, vaguement essayé à la lumière. Parce que le bonheur est la douce illusion des captifs, il aura fallu on ne sait quel drame intime pour qu’il accède enfin à cette lucidité dont on ne le croyait plus capable. « There’s nothing to do in the Midwest but dream. » Le natif de l’Ohio, biberonné aux chimères, a trouvé la voie casse-gueule d’une autonomie douloureuse. Sa voie. Traître ou trahi, c’est à l’évidence dans la rupture, ressassée à l’envi, qu’il s’est délivré de lui-même.

« When I cheat on you you’re still all I see. I hope you know I loved you as much as I need to be free. »

Et la vraie lumière fut. Disque solaire s’il en est, “The Graduation Ceremony” laisse les rayons du jour darder au cœur de ses parts d’ombre. Mais les astres aussi sont éphémères. Et l’homme qui, depuis toujours, chantait In the Sun, clame aujourd’hui haut et fort qu’il poursuit une lueur qui survivra à toutes les lueurs, Over the Sun. Cet éclat inédit, c’est l’autre ; pas celui qui veut nous néantiser, à placer trop d’espoir dans nos peut-être, mais celui – ou celle – qui nous fait comprendre que tout le reste n’a pas d’importance. Que la vie est aussi simple qu’un baiser, alors à quoi bon compliquer ce qui tient à si peu, en si peu, tout au plus quelques cristaux de sel échangés entre deux langues parlant celle du cœur.

« Voices whisper hieroglyphics in the alley of the sun as borderline schizophrenics haunt my blue dawn
And if you come chasing darkness, maybe we’ll run. »

Fuir l’obscurité parce qu’elle dit cet ancien nous, cette part mythique d’avant la prise de conscience, ces restes d’enfance. D’enfance de l’art. Dans le fond, rien n’a vraiment changé. Mêmes angoisses, mêmes regrets, même besoin d’affection. Seule la manière est différente, parce qu’on sait à présent qu’on ne sait rien, parce qu’à la lumière du jour on n’a plus besoin de se cacher derrière ses hantises. Love Never Asks You to Lie. L’amour refuse qu’on mente pour lui, puisqu’il est ciseleur de vérité ; lui être infidèle, c’est se mentir à soi, détruire pour détruire. Face au néant, c’est l’amour qui donne jusqu’au bout l’impression d’exister. Mais il faut l’avoir perdu pour goûter à cette liberté-là.

« I could see it in your eyes and felt it in your touch that you were as close to the truth as anything ever was.
At the graduation ceremony, setting our sights free, there is never gonna be another you and me. »

Après le doute, après les frasques, après le temps enfui, on s’est retrouvé. Dans l’amour d’une âme sœur. Dans l’amour d’une chair de chair. Plus rarement, mais parfois aussi, au détour d’une œuvre si harmonieuse qu’on l’accueille en nous autant qu’on s’invite en elle, dans l’amour d’un artiste avec qui l’on voudrait vieillir.


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