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Tom Mc Rae - The Alphabet of Hurricanes

mardi 2 mars 2010, par Laurent

La virilité en prend un coup


Faut-il blâmer un artiste parce qu’à un moment donné – mettons, son cinquième album – il s’essaye à autre chose ? A fortiori lorsque cet artiste – appelons-le Tom McRae (nom d’emprunt) – a creusé tout le long de la décennie précédente le sillon d’une discographie uniforme, figurant parmi les chefs de file d’une génération de songwriters dits "pleurnichards" où s’épanchent, entre autres, Chris Garneau et Damien Rice (que seuls les sourds ou les snobs peuvent décemment associer à James Blunt).

Que les fans se rassurent, et que les détracteurs effacent ce rictus : non, Tom McRae ne se lance ni dans l’électro minimale, ni dans le crunk. La musique qui accompagne son chant plaintif reste résolument acoustique, et sur les douze titres qui composent cet "Alphabet of Hurricanes", la batterie ne se présente guère qu’à deux ou trois reprises, parfois avantageusement remplacée par des handclaps contagieux. Rien d’expérimental, donc, mais une volonté manifeste – et louable – d’épicer discrètement une recette éprouvée, si possible pour l’enrichir.

Évidemment, lorsque McRae se frotte au blues du bayou sur Me & Stetson ou Told My Troubles to the River, on n’est pas chez Two Gallants. On pense plutôt à la façon dont Sophia filtre parfois sa voix pour désacraliser une musique souvent autocontemplative. Sans prétention, mais avec beaucoup d’humour, Tom McRae sait justement se moquer de son statut de geignard et veille à ne pas s’y laisser enfermer. American Spirit en constitue malheureusement un contre-exemple un peu poussif. Ailleurs cependant, la subtilité de l’écriture emporte régulièrement la mise.

Entre le Bruce Springsteen de "Nebraska" et le Running to Stand Still de U2, la très belle Fifteen Miles Downriver referme l’album en laissant s’évaporer les notes d’un harmonica spectral. À l’autre extrémité du disque, le songwriter surprend d’entrée de jeu avec une très courte ballade au ukulélé – inédit chez lui – agrémentée de fines touches de piano et de mandoline. Il renouvelle plus loin l’expérience, invariablement soutenu par sa traditionnelle balise : le violoncelle ombrageux d’Oli Kraus, qui lui permet de hausser le ton sans avoir à s’énerver. Dommage d’ailleurs qu’il n’exploite jamais vraiment la tension toute velvetienne que de tels élans pourraient générer, définitivement moins attiré par le grisou que par la grisaille. Ainsi, un morceau comme Summer of John Wayne ne manque certes pas de densité, mais sans doute de mordant.

McRae a tout de même encore un ou deux tours dans son sac. Please, par exemple, démarre comme un vieux Peter Gabriel seventies et s’offre, au final, une explosion rythmique et polyphonique pas si éloignée des velléités tribales d’un Paul Simon. Venant de n’importe quel faiseur patenté, ça passerait assez vite pour un opportunisme de bas étage. De la part de cet honnête artisan, c’est plutôt charmant. Tout au plus pourrait-on reprocher à Won’t Lie, avec ses vents klezmer, de s’engouffrer dans la brèche ouverte par le succès de Beirut. Ce serait toutefois, ici aussi, tiré par les cheveux et emprunt de mauvaise foi, tant l’alliance musicale s’opère avec fluidité et s’inscrirait presque dans une logique prédictible.

Il va de soi que Tom McRae, à l’instar de ses nombreux frères de larmes, ne fait pas l’unanimité auprès de l’intelligentsia indé, si attachée à ses valeurs viriles. Pour ma part je ressens, à l’écoute de ses disques, un plaisir plus durable – et exempt de masochisme – qu’à la découverte d’un nième groupe d’universitaires interchangeables, chez qui l’anticonformisme de façade sert trop souvent de cache-misère à l’absence de génie mélodique. Tom McRae n’est pas un génie, Tom McRae n’est pas dans la marge, mais la sincérité de son parcours continue de me toucher. Et s’il n’effleurera sans doute jamais plus les sommets atteints par son premier album, il confirme avec cet "Alphabet of Hurricanes" qu’il n’y a toujours aucune honte à l’écouter geindre. Ni à aimer ça.


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