Accueil > Critiques > 2010

Joanna Newsom - Have One On Me

vendredi 5 mars 2010, par Laurent

Haute voltige


On ne sait quelle mouche a piqué Joanna Newsom, mais on se doute qu’elle est pour quelque chose dans la fièvre créatrice qui s’est soudain emparée de la druidesse américaine. Idée pour le moins saugrenue, il est vrai, de publier aujourd’hui un triple album, quand bien même le précédent "Ys" remonte à quatre ans déjà. Ceux qui rétorqueront que le présent opus ne renferme par ailleurs "que" dix-huit titres en seront toutefois pour leurs frais. Dans la lignée de "Ys", soit un folk médiéval où harpe et piano se taillent la part du lion, les morceaux prennent en effet tout leur temps (sept minutes en moyenne tout de même), justifiant pleinement leur répartition en trois rondelles de six titres, soit deux bonnes heures de musique au total.

Face à telle pléthore, il serait fatalement bien indigeste de s’enfiler les dix-huit perles d’une traite. D’autant plus que chaque volet du triptyque semble avoir été envisagé comme un moindre tout cohérent, avec un début, un milieu et une fin. C’est particulièrement flagrant sur Baby Birch, qui clôt le premier chapitre dans une envolée bluesy idoine. Plus proche ici de Jefferson Airplane que des bardes celtiques dont on la sait plus fréquemment redevable, Joanna Newsom rétablit néanmoins l’équilibre quand des mandolines viennent ultimement rappeler que le voyage se veut intemporel et inclassable. De même, si la dernière galette s’ouvre sur un Soft As Chalk piano-voix ressemblant à s’y méprendre à du An Pierlé première période, les attentes sont en fin de compte déjouées par un morceau à tiroirs bien plus malin que la somme de ses parties.

Seule référence, au final, à émerger avec plus d’évidence de ce fascinant ensemble, la Kate Bush de "Lionheart" et de "Never for Ever". Pour la voix voltigeuse, pour les structures ponctuées qui la soutiennent, pour l’audace baroque. Une seule écoute d’Easy, la plage liminaire, suffira à s’en convaincre. Newsom y adopte par moments des accents cabaret d’une telle sensualité qu’on n’arrive plus à se remémorer l’époque où son organe nasillard jouait les tue-l’amour. Sur "Have One On Me", on est au contraire perpétuellement soufflé par la maturité de sa voix, à mille lieues du chant mutin de "Milk-Eyed Mender", et à laquelle font écho de voluptueuses photos de pochette où elle explore pour le moins sa féminité.

Et ce folk médiéval, alors ? L’album en contient son lot, notablement encadré par deux épopées sans âge. Dès la chanson-titre, lai de 11 minutes porté par une harpe, des percussions centenaires et une panoplie de vents, on retrouve cet univers d’un autre temps, ces paradis perdus qui rendent vaine toute tentative d’écoute les yeux ouverts sur notre triste modernité. À disque passéiste, critique réactionnaire ? On en reparlera quand vous aurez entendu les harmonies vocales à la fin du morceau et renoncé à vous jeter aux sirènes, avant d’être repêché par Kingfisher et sa vielle obsédante.

La force de l’album ne réside pourtant pas dans son aptitude à confirmer le talent déjà certifié de son auteur, mais bien à en dévoiler un peu plus l’étendue. Joanna Newsom varie indéniablement les ambiances, comme le prouvent un Good Intentions Paving Co. urbain et jazzy, ou la mélancolie de pilier de comptoir de You & Me, Bess. Juste après, l’extraordinaire In California pousse l’acrobatie vocale dans des cieux que ne fréquentent guère que les oiseaux – et Meredith Monk – puis trouve sa réponse en toute fin de parcours, sur la bouleversante Does Not Suffice. Sur Go Long, c’est à une démonstration de son habileté de harpiste que la Californienne nous convie, sans gratuité, et l’on se dit qu’on frôle décidément le chef-d’œuvre.

Malheureusement, le dernier disque est le plus long mais aussi le plus monocorde, et l’enchaînement des interminables Esme et Autumn représente peut-être les 16 minutes de trop. Essoufflement ou gourmandise ? Un peu des deux probablement. Partant du principe que le score parfait ne s’attribue qu’aux albums en tout point irréprochables, celui-ci manque donc de peu sa dernière étoile. Mais ses sommets, auxquels on goûtera d’autant mieux en espaçant soigneusement l’écoute des trois disques, dépassent largement les toits du monde. L’ascension est longue, physique, d’une rare exigence ; mais ce qu’il est permis de contempler là-haut constitue la plus belle des récompenses.


Répondre à cet article

15 Messages

  • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 11:35, par Mmarsupilami

    On dit tellement de bien de cet album que cette couche-ci sera un adjuvant complémentaire...
     :-)

    Tiens, qui se souvient de la grande époque des triples albums ?

    repondre message

    • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 17:01, par Mathusalem

      Moi ! (Yes et Wings entre autres !) ;-))
      Mais rassure toi, j’adore Newsom aussi !!!
      Bonjour chez vous !

      repondre message

      • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 17:14, par Marc

        C’est finalement par cet album de Miss Newson que je découvre son œuvre (j’étais intimidé, avant) et c’est assez fascinant.

        De triple album, je n’ai que celui de Woodstock. Il y en a eu beaucoup, des triples ?

        repondre message

        • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 17:42, par Mathusalem

          J’avais écouté , en boucle, il y a longtemps, le fameux "The Milk-Eyed Mender"....Puis...Plus rien...Cette pièce montée m’intrigue donc beaucoup...(Joanna y aurait une voix mature ????)

          repondre message

          • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 17:47, par Mathusalem

            Ha Heuuu Marc...
            Comme ça, de mémoire....
            The Clash (Sandinista), Neil Young (Decade), The Band (The Last Walz), Et nos bons vieux ELP (The Shows That Never Ends)...Il y en a surement d’autres...Venez à mon secours, Ô amis neurones... ;-)

            repondre message

            • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 20:22, par Laurent

              Au débotté, je pense à l’"Emancipation" de Prince ("Sandinista" ayant déjà été cité). Et aux Flaming Lips, "Finally Punk Rockers Are Taking Acid" (mais ça compte qu’à moitié, c’est une compile). Sinon, faut que je réfléchisse...

              repondre message

              • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 21:30, par Mmarsupilami

                Made in Japan de Deep Purple, Irish Tour de Rory Gallagher, un truc de Stevie Wonder dont j’ai oublié le titre, un triple de Wishbone Ash, Jones Belach par les Allman Brothers Band, le Concert for Bengla Desh, l’Opéra Rock de Zappa. Y avait pas un Yes aussi ?
                Très datés...

                repondre message

                • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 21:44, par Mathusalem

                  Allman Brothers...Oui, m’en souviens...Zappa, m’en souvenais pas, mais cela ne m’étonne pas de lui !Yes ? Déjà cité (Wings aussi par ailleurs )...La plupart étaient des triples Live...Et même si elle ne présente que peu d’intérêt, si ce n’est cette petite exitation archéologique, notre liste progresse... :-)

                  repondre message

                  • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 22:08, par olivier s

                    Un ENORME triple album est sort l’année passée : celui d’ONEIDA !!!!
                    Très bien placé dans mon top...

                    repondre message

                  • Joanna Newsom - Have One On Me 5 mars 2010 22:16, par olivier s

                    Il y a aussi Georges Harrison "All Things Must Pass" en 1970 et le Tom Waits de 2006.

                    repondre message

                    • Joanna Newsom - Have One On Me 6 mars 2010 08:27, par Laurent

                      J’y pense maintenant : "69 Love Songs", le plus conceptuel des Magnetic Fields. Et on a réédité récemment le triptyque de Matt Elliott ("Drinking Songs", "Falling Songs", "Howling Songs"), sous la forme d’un coffret intitulé... "Songs" (c’est bien trouvé). Je recommande, même si encore une fois ça ne compte pas vraiment comme un triple album.

                      repondre message

                      • Joanna Newsom - Have One On Me 6 mars 2010 08:31, par Laurent

                        @ olivier s
                        Sinon Oneida, évidemment ! Je cautionne d’ailleurs globalement ton top (sauf ce que je ne connais pas évidemment) et vais m’intéresser à Zu, donc. Par contre, je trouve qu’Evangelista est classé beaucoup trop bas et Jeremy Jay beaucoup trop haut ! ;)

                        repondre message

                        • Joanna Newsom - Have One On Me 6 mars 2010 10:40, par Mathusalem

                          Et notre amie Joanna dans tout ça ? ;-)

                          repondre message

                          • Joanna Newsom - Have One On Me 6 mars 2010 13:01, par Mmarsupilami

                            Oui, Oneida était très haut chez moi aussi...

                            Zu, c’est à découvrir...

                            Bon week-end !

                            Mathusalem, Joanna qui ?
                             ;-)

                            repondre message

                            • Joanna Newsom - Have One On Me 6 mars 2010 21:06, par Mathusalem

                              Hââââ Joanna, parlons en justement...
                              Je viens de me farcir le tryptique...
                              Autant prévenir tout de suite, l’univers de Newsom est assez..."Particulier" (Je pensais au mot "Déjanté" Aussi mais je vous laisse juge), il faut donc un certain temps d’adaptation afin de pénétrer vraiment l’ouvrage...
                              Ceux qui ont lu Dune me comprendront...Un temps conséquent pour accrocher, poser des bases solides,, une atmosphère ensuite extraordinaire...Mais l’ensemble est quand même, sur les fins, un peu long !
                              Avis donc au futurs écouteurs et écoutrices...
                              Besoin de références....Disons Kate Bush, Ann Pierle, Tori Amos...Et puis des orchestrations décomplexées (Un peu à le Jeremy Warmsley, parfois, mais en moins diversifié, en fait, le piano et la harpe prédominent)....
                              L’ensemble , du reste, est homogène.
                              Une expérience vraiment très agréable...A condition de se donner le temps de la vivre...Et de posséder la disponibilité d’esprit qui va avec...Coupez donc le téléphone et préparez vos tartines avant de vous lancer dans l’aventure...Mais cela vaut vraiment le coup !
                              Bonjour chez vous.

                              repondre message

  • Raoul Vignal – Shadow Bands

    On apprécie toujours le retour d’un ami de longue date, surtout s’il reste empreint d’une grande beauté. Comme on l’avait signalé à la sortie du précédent Years in Marble, il s’éloigne d’influences comme Nick Drake (avec un picking virtuose) pour favoriser un mid-tempo qui coule de source comme South, Brother qui relate ses retrouvailles avec son frère qui vit en Espagne. La finesse d’écriture (…)

  • The Golden Son - I am Who am I

    On l’a dit, on connait remarquablement peu d’artistes pour les plus de 2000 critiques écrites ici. Pourtant quelques camaraderies virtuelles ont pu se développer. A force de commenter les albums de The Imaginary Suitcase, j’ai même eu droit à une écoute préliminaire de cet album. Ceci est juste une petite mise au point au cas où vous viendrez fort légitimement douter de mon objectivité en la (…)

  • Bright Eyes - Five Dices All Threes

    Conor Oberst a aquis très tôt un statut culte, le genre dont il est compliqué de se dépêtrer. Lui qui se surprend ici à avoir vécu jusque 45 ans (il y est presque...) nous gratifie avec ses compagnons de route Mike Mogis et Nate Walcott d’un album qui suinte l’envie.
    Cette envie se retrouve notamment dans la mélodie très dylanienne d’El Capitan. On peut retrouver quelques préoccupations du (…)

  • Fink – Beauty In Your Wake

    Un écueil fréquent auquel se frottent les artistes à forte personnalité est la répétition. Quand on a un son bien défini, un univers particulier, les variations sont parfois trop subtiles pour être remarquées ou remarquables. Si vous avez écouté deux albums de Stereolab vous savez de quoi on veut parler. Si on identifie un morceau de Fink assez vite, il y a malgré tout suffisamment d’amplitude (…)